22/02/2024

BABEL (FIN DE CYCLE) - Boris Lehman : sortie DVD


BABEL (fin de cycle) : Notes sur 4 films de Boris Lehman

Version française (english version below)

Nous y voilà donc – c'est la fin. La fin, vraiment ? Il faut le croire. Ça avait commencé dans les années 60, auprès des malades mentaux, avec le Club Antonin Artaud : la thérapie par le cinéma. Pour s'arrêter à l'aube des années 2020, presque soixante ans plus tard. Entre temps quoi ? Une vie de cinéma, une vie en cinéma – une vie filmée, à l'instar de Jonas Mekas ou d'Alain Cavalier. Quelques centaines de films, courts ou longs, en 8 ou 16 mm, et auxquels il faut encore adjoindre une somme astronomique de photographies, images diverses, cartes postales, bouts de papiers, petites notes, petits mots, filmés ou pas, et qui gravitent autour de l'œuvre, y participent d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin.



Comme il est dit lors d'un éloge funèbre anticipé dans Funérailles : « Vous n'imaginez pas ce que c'est que les archives d'un cinéaste qui a près de 500 films au compteur, et qui ne jette rien ! » À voir les films de Boris Lehman, on peut pourtant se faire une idée.

Pour conclure l'œuvre de sa vie – à laquelle fut donné le beau nom de Babel, officiellement entamée en 1983 – Lehman ouvre cette « fin de cycle » par un petit film intitulé Oublis, Regrets et Repentirs, issu de la bobine perdue d'un précédent film, et dont le cinéaste n'a su que faire. Il faut dire que tout alla de travers pendant le tournage : du vol de sa caméra aux divers problèmes techniques rencontrés, dont un enregistreur Nagra qui fait des siennes – autant de signes invitant à laisser tomber, à mettre un terme à l'ouvrage. Pourtant le cinéaste s'entête, persiste, accouchant de quelques séquences aussi chaotiques que drolatiques. Sons qui s'emballent, se désynchronisent et foutent le camp. Voix qui montent dans les aigus, monologues haut-perchés... La confusion règne. Oublis... est un film qui n'en fait qu'à sa tête – comme Lehman au fond. C'est aussi un film qui se fonde sur une absence, sur l'angoisse d'une absence : ce « trou noir », c'est-à-dire les sept mois précédents le début de son tournage, sept mois pendant lesquels Lehman n'a rien filmé, nous dit-il. Sept mois de sa vie donc, « dont il ne restera aucune trace ». Quoi de plus terrible pour quelqu'un dont l'obsession particulière est de garder trace de tout ? Qui s'attache à ne rien perdre, à ne rien gâcher ? « Sauvegarde d'un film oublié », tel aurait pu être le sous-titre d'Oublis..., qui assume et revendique pleinement sa valeur de « rebut », de film recyclé à partir des débris du quotidien précieusement conservés.



Il faut saisir l'étrangeté qui se dégage de l'œuvre de Boris Lehman : l'imaginer vivre sa vie de tous les jours tandis qu'une équipe de tournage le suit à la trace pour filmer ses faits et gestes, ses déambulations, et jusqu'aux interactions les plus anodines avec la libraire ou le garçon de café, les amis croisés « par hasard » (mais quel « hasard » au juste, tant vie réelle et mise en scène finissent par se confondre ?), et qui de ce fait se font les complices amusés de l'entreprise auto-filmique en cours. Nombrilisme ? Plutôt pure hantise : celle que les choses même les plus infimes puissent se perdre et disparaître, sans laisser la moindre trace. Et la peur peut-être qu'en disparaissant, elles nous entraînent avec elles, dans le grand siphon de l'oubli. Que rien ne puisse rien retenir. C'est donc sur cette angoisse viscérale que l'œuvre de Lehman semble s'être bâtie, au fil des décennies d'une vie vécue pour être filmée – sans quoi elle ne serait pas vraiment vécue, sans quoi le monde oublierait. Il y a quelque chose de Perec chez Boris Lehman, dont l'entreprise relève à la fois de la compilation, de l'épuisement et de l'(auto)archivage.


L'oubli. C'est encore lui qui fonde le film suivant, Une Histoire de cheveux, sous-titré Sibérie. Film qui se veut la continuité d'un précédent (encore), intitulé Histoire de mes cheveux, tourné entre 2003 et 2010 : première partie d'un projet plus vaste qui n'avait pas pu être mené à son terme. Sibérie constitue donc la seconde partie, poursuivant le voyage dans l'espace et dans le temps du cinéaste, parti sur les traces de ses ancêtres aux confins de la Russie : sur les traces de son propre nom, de lui-même en quelque sorte. Le film est donc un voyage au bout du monde comme un voyage au bout de soi-même, récit incantatoire où la parole de Lehman est entrecoupée de chants, de poèmes (dont la sublime Prose du Transsibérien... de Cendrars), de bruits divers et de silences, qui achèvent de donner à l'ensemble sa forme lancinante et quelque peu hypnotique. De la rencontre du cinéaste, de son regard particulier et des paysages de la Russie profonde résultent des images d'une beauté étrange et parfois sidérante – paysages désolés, lacs gelés, montagnes et villages comme rescapés de la mémoire et de l'histoire. Avec Lehman, le spectateur traversera ces lieux comme un étranger débarqué sur une autre planète. Entre documentaire, essai filmique et carnet de voyage, le film se nourrit aussi des diverses rencontres de Lehman avec les populations locales, des individus croisés sur la route, et qui viennent rythmer le voyage introspectif en le rattachant sans cesse au réel et au présent, dans un va-et-vient incessant entre dedans et dehors, entre hier et aujourd'hui, entre « moi » et les autres – par les pouvoirs conjugués du mouvement et de l'image.

« C'était au temps où je croyais à l'image.
On se baladait d'un pays à l'autre et on rencontrait des gens.
Et ces gens on les filmait, on les mettait dans le film.
Et finalement ce sont eux qui faisaient le film, qui en faisaient un film. »

Carton issu de Une Histoire de cheveux (Sibérie)




Pourtant, il faut bien que le voyage s'achève – revenir à la maison. Mais comment revenir après ça ? Ce serait comme revenir d'entre les morts...

On ne croit pas si bien dire. Après la Sibérie, le temps du retour donc : Ulysse revient à Ithaque, même s'il s'est un peu perdu en chemin. À une terrasse de café parisien, le cinéaste-voyageur apprend d'une vieille connaissance qu'on l'a récemment enterré. C'est sur ce postulat improbable d'un Lehman d'outre-tombe que s'ouvre Funérailles (de l'art de mourir), troisième film de cette fin de cycle, dans lequel Lehman s'amusera avec un mélange d'humour et de sérieux à mettre en scène sa propre disparition. Plus qu'une expérience mortifère, il faut voir ce film comme une performance, la reconstitution fabulatrice d'un événement qui n'a pas encore eu lieu : tentative de dépasser le tabou de la mort, imbibée de l'atmosphère des rites qui retrouvent par la mise en scène leur valeur proprement poétique, entre paganisme et religiosité. Au bord de ce tombeau (fictif), le cinéaste s'interroge : que faire de tout ce qu'il a emmagasiné toutes ces années, toutes ces images, ces documents, ces livres, ces vêtements, ces films – tous ces rebuts encore une fois, obsessionnellement conservés ? Faisant face à sa hantise de toujours, Lehman semble résolu à tout perdre, à brûler lui-même tout ce qui, de toute manière, était voué à disparaître, quelques soient ses efforts. Ainsi Lehman le collectionneur, le collecteur-filmeur, rejoint en fin de parcours l'ultime souhait de Franz Kafka (dont le fantôme hante le film) : ce qui donnera lieu à une scène ahurissante où le cinéaste rassemble en un tas toutes les éditions qu'il a pu trouver de l'écrivain pragois, pour en faire un brasier. Autodafé ou grand feu de joie ? Acte d'autodestruction ou célébration de la vie dans ce qu'elle a de plus éphémère ? Par ce geste, Lehman revendique sa destinée d'éternel CSDF – Cinéaste Sans Domicile Fixe – comme un point final (?) au voyage de celui qui « se voulait nomade et libre, dans un monde où tout est prison, figé et ligoté », réalisant ainsi (même symboliquement) son rêve de mourir dans un grand feu.




Mais partir n'est pas si simple : en témoigne ce long plan séquence bouleversant qui clôt Funérailles, longue confession face caméra du cinéaste qui avoue ne pas pouvoir s'arrêter là, tandis que le film lui-même s'étire encore dans les minutes d'un épilogue « interminable » – celui d'une œuvre « qui ne veut pas finir, qui veut rester en fait. »

Car alors qu'on croyait Babel achevée, voici un dernier film qui vient conclure (vraiment ?) une œuvre qui décidément n'en finit pas de finir. Fantômes du passé (comment l'histoire est entrée en moi) possède tout de même un statut un peu particulier. Bonus, commentaire après coup, feu follet filmique ? Plutôt une sorte de bilan, l'occasion d'une replongée dans les archives d'une vie. Le film se fonde sur une béance, sur une blessure et une fissure – celle apparue dans la vie et le cœur du cinéaste lui-même (victime d’infarctus avant la réalisation du film), et celle découverte sur le mur de son atelier, à laquelle elle semble étrangement répondre. Cœur fissuré, mur fissuré : deux fissures qui n'en font qu'une et de laquelle toutes sortes de fantômes passés s'échappent pour former ensemble une énième pierre à poser sur Babel. Comme conscient de ce sursis qui lui est accordé, Lehman traverse son film comme un quasi fantôme d'abord, refusant de se laisser filmer, dissimulant son visage en tournant le dos à la caméra, ou derrière un masque en papier composé à partir de différentes photos de lui-même. S'il finira par tomber le masque, ce petit jeu de cache-cache se poursuivra, Boris se laissant filmer par une amie (Sarah Moon Howe, également co-réalisatrice du film) tandis qu'il est occupé à ses affaires, comme indifférent au film en train de se faire, mettant de l'ordre dans son atelier, parmi ses bobines et ses archives – celles de sa propre vie comme celles de l'histoire et des grands événements qui l'ont accompagnée, et dont le film se veut une exploration, un petit tour d'horizon – une balade. « Je te montre l'histoire, comment elle est entrée en moi. C'est mon histoire mais c'est aussi l'histoire de tout le monde. » Film-bilan et vue d'ensemble sur une vie filmée, Fantômes du passé fait ainsi figure de dernier inventaire avant disparition : la revisite d'une œuvre, au sens où les fantômes viennent nous « revisiter » quelquefois – quand eux non plus ne peuvent se résoudre à disparaître tout à fait.




Comment finir ? Tel est donc la question qui hante cette fin de cycle, et que chaque film pose, en filigrane d'abord, puis de plus en plus frontalement. Mais au fond, est-ce vraiment envisageable ? Face à ce qui se dégage de ces derniers films, il est permis d'en douter, tant il semble plus que jamais improbable de voir se finir ce qui ne peut se résoudre à finir, ce qui peut-être est voué à ne jamais finir – tant qu'il restera du souffle, quelques chutes de pellicules, quelques photos retrouvées dans un tiroir ou sous un lit, comme par miracle, comme un hasard heureux : signe qu'il faut continuer.

C'est la logique de tout accumulateur, pour qui rien n'est jamais clôt, pour qui tout est toujours ouvert, peut toujours se voir adjoindre un nouvel élément, encore un petit morceau par-ci par-là... Sans pour autant dénaturer l'ensemble, dont la logique interne, la cohérence profonde, est celle de l'accueil permanent.

Plus qu'une tour imprenable, Babel aura donc été cette citadelle ouverte à tous les bruits du monde, tous les hors-champs de l'histoire et du temps. Comment finir ? demande le filmeur. En ne finissant pas, répond le cinéaste.

*

À ceux qui voudront poursuivre leur découverte du travail de Boris Lehman, le coffret DVD Babel (fin de cycle) édité par RE:VOIR regroupe donc les 4 films :

  • Oublis, Regrets et Repentirs (2016, 42 minutes)

  • Une Histoire de cheveux (Sibérie) (2020, 97 minutes)

  • Funérailles (de l'art de mourir) (2016, 97 minutes)

  • Fantômes du passé (comment l'histoire est entrée en moi) (2020, 87 minutes)

Le tout accompagné d'un livret bilingue de 112 pages édité par les éditions Yellow Now et la Fondation Boris Lehman.

Sortie officielle le 3 mars 2024.

Disponible ici : https://re-voir.com/shop/fr/boris-lehman/1597-boris-lehman-babel-fin-du-cycle.html