05/01/2018

Patrick Bokanowski, '' Un rêve solaire '' - Des éternels commencements



















 « Maître de mon univers ? Je ne peux pas dire ça. Je me demande même si les commencements, lorsqu'on ne maîtrise pas grand-chose, ne sont pas le plus féconds, justement du fait même de ces méconnaissances techniques qui autorisent beaucoup de choses. » 1

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« Il existe un no man's land peu fréquenté, en marge du cinéma d'animation, du cinéma expérimental et du vidéo-art, dont Patrick Bokanowski est le gardien ... » 2. Le gardien d'un îlot-cinéma dont il s'efforce de cerner les contours sans cesse changeants, et ce depuis plus de quatre décennies avec la minutie et la discrétion d'un artisan d'art. Une filmographie resserrée - une douzaine de films, plusieurs années de tournage pour des formats courts -, mais intensément brute, radicalement et constamment neuve, cherchant toujours à éviter le style et la création formatée. Une filmographie qui à ce jour compte 2 longs métrages : L'Ange (1977-1982) et Un rêve solaire (2015-2016). Nous avions déjà édité L'Ange en VHS : une nouvelle édition DVD/Blu-Ray remastérisée (scan 2K) est prévue pour le 31 janvier. L'événement inaugural de cette nouvelle année 2018 est un double événement, puisque L'Ange sera accompagné d'Un rêve solaire, également en DVD/Blu-Ray.

Le coffret de L'Ange contient deux documentaires sur le tournage du film ainsi qu'un entretien avec Michèle Bokanowski, compositrice et créatrice de musique acoustique, travaillant avec son mari sur la bande-son de tous ses films. Enfin, le visionnage de Un rêve solaire pourra se faire avec un documentaire inédit de Pip Chodorov (2017) sur la création de ce film.





L'Ange dispose déjà d'une littérature critique et théorique, ainsi que d'une programmation assurée et stable. Ce n'est pas le cas pour Un rêve solaire. Ce dernier est en réalité le  '' mixage '' (la combinaison, l'hybridation, le renouvellement ?) de deux moyens métrages précédents : Battements solaires et Un rêve (2008 & 2014). Et pourtant, à peine émergé que Un rêve solaire possède déjà deux courts tubercules : L'indomptable et L'envol (2018, distribués par Light Cone). L'indomptable fut montré une première fois dans une version non mixée (ce qui n’enleva rien au plaisir) lors du colloque international '' Arts filmiques et expérimentations optiques contemporaines '' (12-13 octobre 2017, ENS Louis-Lumière, codirigé par Nicole Brenez, Bidhan Jacobs et Pascal Martin). Colloque durant lequel il faisait figure en matière de singularité : opposé à l'idée que le cinéma se doit de reproduire la réalité, c'est-à-dire nos habitudes de penser et de sentir. Pourtant, chacun-e pense et sent de man(t)ière singulière et singulièrement. Alors, et c'est là l'étonnement constant et la vigueur du travaille exploratoire de Patrick Bokanowski, pourquoi un tel schisme entre les discours scientifiques et ceux physio-psychologique sur l'image ? comment combattre l'industrie qui contribue à ce façonnage des pensées et sensations ? C'est la principale activité de résistance, peut-être même le combat d'une vie (et l'on vient à se demander : qui d'autre sur le territoire hexagonal possède un si grand attachement à l'optique, qui d'autre est capable de réfléchir durant plus d'un an sur les objectifs et caméras de ses futurs films ? ). Et c'est ce qui l'amena à fabriquer et modifier lui-même ses '' objectifs subjectifs '' : objectif à multiple facettes, lentille de mercure liquide et autres hétéroclismes.


Un rêve solaire amplifie et renouvelle les trajectoires iconographiques du cinéaste, lui donnant de nouveaux horizons en matière de picturalité. Deux choses demeurent ; constance d'un artiste humble et honnête : ses images sont animées par ses objectifs subjectifs, et la partition de Michèle Bokanowski toujours ravive ces feux follets, leurs procurant cette tonalité des songes si caractéristique et reconnaissable. Des choses s'effacent pour laisser place ; curiosité d'un homme : à la différence de L'Ange, tourné en studio, Un rêve solaire est largement constitué de prises de vue réelles. Les acteurs ne sont plus grimés sous des masques. Les acteurs c'est nous, spectateurs d'inconnues représentations, ou encore spectateurs stellaires, foule d'anonymes se détachant sur des ciels de feux et d'eaux, mais surtout l'enfance endormie rêvant lors d'un voyage en train.

Les prises de vues réel étaient déjà présentes lors de Battements solaires, l'un des moyens métrages ayant servi à la création d'Un rêve solaire. Il s'en explique dans un entretien avec Raphaël Bassan et Robert Cahen : «  […] je ne souhaitais plus diriger des acteurs mais plutôt prendre pour base des spectacles existants. Je suis parti de l'idée d'un flot de matière se transformerait en permanence durant le film et que des événements surgiraient dans ce flot continu. Il se trouve qu'une troupe de comédiens, L'Attrape-Théâtre, partageait mon atelier ; cette troupe jouait une pièce contant l'histoire de théâtre d'Eschyle à Koltès. Cela pouvait devenir un bon matériau. J'ai tout filmé, sans évidemment savoir quelles parties se prêteraient à des transformations d'images en lien avec mon projet. C'est un sketch tiré de L'Illusion comique, de Corneille, qui m'a le plus servi ; il s'agit d'un combat grotesque entre deux épéistes, ralenti huit fois et emboîté dans de flot d'images, puis mélangé avec des éléments de feux d'artifice, de mer en mouvement à l'envers : cela donne des personnages '' extraterrestres '' dans un désert de sable. » Retrouver ou non cette scène d'épéiste dans Un rêve solaire n'a pas vraiment d'importance, puisque à l'instar de L'Ange, les matériaux heuristiques qui servent à la création des figures et formes de ses films sont constamment métamorphosés par le hasard et la liberté.
 
Patrick Bokanowski a également recours, lors de séquences non-figuratives, à des procédures de créations de formes originellement plus proches de la peinture ou du dessin. Comme ces passages aux couleurs fuyantes et liquides, ou encore ces figures abstraites dans lesquels l'héritage d'un Dimier se fait sentir.


La nouveauté du matériel numérique utilisé par Patrick Bokanowski n'enlève en rien à la particularité de son œuvre, oscillant entre des constructions très élaborées et un parti pris sur le hasard et l'interprétation. Il y a bien un travail technique et théorique préalable et inhérent au processus de création, cependant une procédure de dé-connaissance doit ensuite être engagée. Pip Chodorov disait que Patrick Bokanowski « dessine et peint régulièrement les yeux fermés. Il s'agit de se laisser guider par la main, le geste, le corps et l'intuition plutôt que par la vision de ce qui est en train de se produire ». Pour le cinéaste, il s'agit de dépasser les appareillages et dispositifs perceptifs afin d'être au plus proche de son imaginaire. Pour nous spectateur, il s'agit de dépasser nos perceptions usuelles et raisonnables du monde, afin de laisser entrer un peu de magie et de fantaisie.






DVD/Blu-Ray en vente ici : 
 Un rêve solaire - http://bit.ly/2GR8EeI
L'ange - http://bit.ly/2DSCDFy
Disponible en VOD ici

Déjà disponible chez Re:Voir : 
  • Coffret DVD '' Documentaires '', avec deux des uniques documentaires du cinéaste : La part du hasard (1984, 52', 16mm, coul., son) sur Henri Dimier, artiste savant dont Patrick Bokanowski fut l’élève. Ainsi que Le rêve éveillé (2003, 41', vidéo, coul., son) sur Colette Aboulker-Muscat, psychothérapeute installée à Jérusalem enseignant le rêve éveillé depuis 40 ans. Accompagné d'un livret illustré de 34 pages, avec des textes de Pip Chodorov, Anne Buttin, Patrick Bokanowski et Lucy Allwood.
  • Musique originale de L'Ange par Michèle Bokanowski (1982, édité en 2003 par trAce Label).
Pour celles et ceux désirant aller plus loin, un entretien croisé entre Patrick Bokanowski et Robert Cahen (sous l’œil attentif de Raphaël Bassan) est disponible dans Cinéma expérimental ; Abécédaire pour une contre-culture.


1. Raphaël Bassan ; Cinéma expérimental ; Abécédaire pour une contre-culture, Yellow Now, Côté cinéma/Morceaux choisis, pp.57-62, 2014
2. Vincent Ostria ; Cahiers du cinéma, n°478, pp.10-11, avril 1994

Rédaction : François Moreau