Dans Visual Variations le spectateur est exposé à une large variété d'œuvres de Marie Menken, des œuvres qui s'avèrent éclectiques dans leur structure ainsi que dans leur contenu.
Ayant débuté en tant que peintre, Marie Menken (1910-1970) a toujours démontré une curiosité profonde pour le mélange de supports, une caractéristique conservée tout le long de sa carrière de réalisatrice expérimentale. En termes d'esthétique, nous pouvons supposer que l'abondance de textures ainsi que l'importance du mouvement et du contact avec l'appareil proviennent de cette carrière de peintre (la caméra étant tenue et manipulée tel un pinceau). Ce ne sont que quelques caractéristiques qui font de Menken une figure incroyablement importante pour le cinéma d'avant-garde américain, et également une influence majeure pour une panoplie de grands noms du cinéma expérimental et des arts plastiques de son époque et au-delà.
Cette édition de l'œuvre de Menken nous donne à voir la grande diversité des préoccupations esthétiques et empiriques de l'artiste.
Dans Visual Variations on Noguchi (1945), la caméra navigue la surface de sculptures en bois de Noguchi, et zoom sur ces volumes telle une main qui tenterait de les toucher. Parfois, et à la surprise du spectateur, l'appareil se meut depuis l'intérieur même des structures, tandis qu'il adopte par moment une position presque voyeuriste, observant l'objet désiré depuis l'arrière des structures environnantes. Voilà quelques des caractéristiques qui offrent aux images de cette oeuvre une dimension haptique. C'est à travers cette proximité de la caméra aux sculptures, et la texture que cela ajoute à la matière déjà naturellement texturée du bois, que nous pouvons certainement ressentir l'expérience que Menken a eu des œuvres de Noguchi. De plus, les mouvements de la caméra—allant de gauche à droite, de bas en haut, mais aussi de l'intérieur à l'extérieur de ces objets dont l'on ne voit que des morceaux—invitent le spectateur à toucher avec les yeux et à voir avec les mains.
Ce sont des éléments que nous retrouvons dans plusieurs des films de Marie Menken, tels que Glimpse of the Garden (1957), dans lequel la présence de l'artiste—intimement liée aux images via les mouvements de la caméra portée—vient s'ajouter à la dimension sensuelle, voire tactile, de l'oeuvre. En outre, le montage réfléchi et élaboré vient lui aussi amplifier la profondeur de ce poème visuel : Menken débute par des plans assez cartésiens (des plans larges avec une grande profondeur de champ), dans lesquels nous pouvons voir le jardin et la serre de Dwight Ripley. Elle va par la suite méthodiquement réduire la taille des plans et leur profondeur de champ. Pendant cette réduction de la distance entre spectateur et images brillamment réussie, l'artiste tourne sur elle-même. Ce mouvement légèrement dépaysant et tout à fait inattendu vient annoncer les tribulations qui suivent—Menken passe à travers des arbres, elle zoom sur un arbuste (en coupant entre chaque variation de plan), elle secoue la caméra dans toutes les directions à une vitesse qui ne cesse d'augmenter, etc. Tout ceci est soudainement interrompu par l'image de la serre que nous apercevons au début du film, mais celle-ci ne semble pas appartenir au monde jusque-là exposé par l'artiste. Cette image vient ainsi apaiser, mais aussi brièvement (et légèrement) choquer le spectateur. Plus important encore, en transformant cette image précédemment cartésienne en une image haptique (on note qu'elle est maintenant sombre, manque de profondeur, et que le mouvement de l'eau lui apporte de la texture), toute distance pré-établie entre le spectateur et l'oeuvre s'effondre. Un autre élément vient souligner ce refus de distance : celui de la continuité des bruitages sonores (les chants et gazouillements des oiseaux) qui demeurent inchangés tout au long du film.
L'oeuvre qui suit est Hurry ! Hurry ! (1957), dans laquelle Menken pousse encore plus loin sa tentative de fusion entre images et spectateur en adoptant une vision microscopique de la vie et de la mort de spermatozoïdes. Puis le film en stop-motion Dwightiana (1959), qui utilise des images créées par Dwight Ripley, vient ajouter une touche de légèreté à la première partie de cette édition, chose caractéristique de l'artiste dont les poèmes visuels sont aussi variés que sa curiosité.
(1961), par le biais de gros plans d'eau ainsi que de détails architecturaux extrêmement complexes. Nous sommes une nouvelle fois témoins d'une augmentation de la vitesse, qui, complémentée par la musique de Teiji Ito, nous offre une passionnante aventure sensorielle.
Enfin, la dernière œuvre de cette première partie, Bagatelle for Willard Maas (1061), semble susciter un questionnement différent. Dans ce film dont le titre comprend le nom de son mari violent, Menken filme diverses œuvres d'art : des tableaux et des sculptures constituant un portrait de la femme (d'abord vue comme soumise, le regard masculin des peintres transperçant l'objective de Menken), et de l'homme, illustré par des images de héros ou de seigneurs. Puis, alors que le rythme s'accélère, le ton change. Après une image de La Liberté Guidant le Peuple (Delacroix, 1830), l'artiste filme des statues de femmes en contre-plongée, leur accordant une position de pouvoir, ainsi qu'une variété d'images de femmes émancipées. Simultanément, Menken nous montre des statues d'hommes en agonie, vaincus, souffrants, dont les corps, fragmentés par la réduction de la taille de plan, ne s'apparentent plus qu'à des objets (la structure et le rythme demeurant cependant constants). Ceci assombrie d'autant plus la fin du film : en effet, cette partie centrale (pleine d'espoir quant à la représentation de la femme, et celle de Menken même dans sa relation avec Maas) est immédiatement suivie d'un plan large se concentrant sur une statue épique d'un homme imposant, entouré de chevaux majestueux, prêt pour la bataille. Menken souligne son apparente importance à travers le regard : spécifiquement celui des visiteurs fixant la statue, mais aussi le sien dont la caméra agit comme une extension. Avec ce poème visuel aussi beau que personnel, Menken accorde au spectateur l'accès à son intériorité et subjectivité d'une manière qui lui est caractéristique.
Pour ces raisons, nous pouvons dire que le spectateur se prête, dès le départ, à une expérience profondément sensorielle. Cette édition, qui offre une organisation chronologique de l'oeuvre de Menken, permet au spectateur de naviguer librement les différents sujets et couches qui constituent la filmographie de l'artiste.
- Ana Catarina F. Araújo
FILMS
1945 Visual Variations on Noguchi 4'
1957 Glimpse of the Garden 5'
1957 Hurry! Hurry! 3'
1959 Dwightiana 3'
1961 Arabesque for Kenneth Anger 4'
1961 Bagatelle for Willard Maas 5'
1961 Drips in Strips 3'
1961 Eye Music in Red Major 5'
1962 Notebook 10'
1964 Moonplay 5'
1964 Go Go Go 11'
1965 Mood Mondrian 5.5'
1965 Andy Warhol 18'
1966 Sidewalks 6'
1967 Watts with Eggs 2'
1968 Excursion 5'
DVD disponible ici : https://re-voir.com/shop/fr/marie-menken/1451-marie-menken-visual-variations.html