FRANÇAIS (English version below)
“Si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui se montre allié au domaine des rêves, alors il n’existe pas de cinéma.” (Dore O.)
Les films de Dore O. réunis dans ce DVD édité par Re:Voir se présentent comme des expériences sensorielles et oniriques aux spectateurs. Ces films se détournent d’un régime de signification symbolique ou univoque, au profit d’une composition minutieuse qui conduit le spectateur vers un état intermédiaire entre l’éveil et le rêve.
Alaska (1968) est construit sur la répétition et l’alternance de plusieurs motifs principaux: la composition rigide de l’architecture d’une prison, l’océan et le déferlement répétitif des vagues sur la plage, des plans flous d’une femme perdue dans le fond du champ et qui cherche à s’en échapper... La composition du film repose ainsi sur un jeu entre différences et répétitions, qui construit au fur et à mesure une ritournelle hypnotisante pour le spectateur. Les films de Dore O. se rapprochent ainsi de la substance même du rêve : en dissolvant la narration dans la répétition des motifs, ils s’éloignent d’une logique rationnelle qui ferait du rêve une simple succession d’images symboliques à décoder. Si les motifs d’Alaska peuvent créer progressivement une sensation d’enfermement et de suffocation, l’étrange beauté qui se dégage du film dépasse toujours l’interprétation univoque qu’on peut en faire. La subtilité du cinéma de Dore O. est de déjouer la bipartition entre rêve éthéré et cauchemar. Dore O. s’inscrit ainsi dans la lignée de Maya Deren, à travers un cinéma qui ne se laisse pas réduire à une interprétation verbale, car les films parlent d’eux-mêmes à travers l’expérience onirique et sensible qu'en font les spectateurs.
Cette grande subtilité dans la manière d’appréhender l’expérience du rêve repose sur une maîtrise très précise des procédés formels. La composition d’Alaska en est exemplaire : au début du film, les motifs se répètent dans le respect du réalisme de l’image cinématographique, cette répétition hypnotisante amène peu à peu le spectateur vers un état entre l’éveil et le rêve. Puis, des images à la beauté saisissante apparaissent, comme l’image d’une femme immergée dans l’eau surimprimée sur des plans de vagues. Cette apparition tardive permet de déployer la pleine puissance onirique de l’image ; elle n’est pas seulement appréhendée par un jugement esthétique, mais elle fait saillie pour le spectateur en s’inscrivant au coeur d’une expérience hypnotique. Chez Dore O., les procédés techniques ne servent pas simplement à créer de belles images, mais ils créent des heurts dans notre expérience perceptive. Dans Alaska, le plan sur le déferlement des vagues est retourné et le défilement de la pellicule inversé. La technique permet alors de créer une image paradoxale entre mobilité et immobilité, où l’eau est en mouvement mais ne déferle plus sur la plage. Dans Kaskara (1974), le jeu permanent entre les surimpressions et les reflets des vitres, ainsi qu’entre les mouvements panoramiques de la caméra et le mouvement d’ouverture des fenêtres, crée une indécision dans notre perception de l’image. La silhouette de Werner Nekes est comme perdue dans un labyrinthe de miroirs, qui nous rend incapable de distinguer les surimpressions des reflets sur les vitres, créant ainsi une image hallucinatoire entre le virtuel et l’actuel. Dore O. adapte le procédé technique à la nature et aux propriétés visuelles de l’objet filmé, afin de nous défamiliariser dans notre expérience perceptive du réel.
Comme l’évoque Masha Matzke dans un texte édité dans le livret accompagnant le DVD, le cinéma de Dore O. a été mal reçu par ses contemporains. On lui a reprochée de faire un cinéma trop personnel, qui se détourne de questions politiques de fond au profit d’une élaboration formelle creuse. Mais cela mérite d’être remis en question. Si les questions politiques ne sont pas abordées comme l’objet d’un discours militant, elles hantent les films, à l’image des images d’archive représentant des peuples autochtones dans Alaska, qui ne cessent d’être convoquées tout au long du film. Dans Lawale (1969), les personnages tiennent des poses, et demeurent immobiles dans les différentes pièces d’une maison. Ils semblent former une famille, et ces poses représentent autant de rituels et d’habitudes qui composent le quotidien domestique. Cette immobilité renforce notre perception des tremblements des personnages et de leurs respirations ; ils paraissent suffoquer dans l’ennui du quotidien, et cette atmosphère pesante est renforcée par une musique dissonante. Le confort matériel de cette maison bourgeoise semble alors rompre les rapports entre des individus réduits à répéter mécaniquement des cérémonies familiales. Frozen Flashes (1976) s’inscrit dans la continuité de Lawale. Cette fois-ci, c’est l’image elle-même qui est immobile. Le film se concentre davantage sur une figure féminine, qui nous est montrée en train d’effectuer diverses tâches domestiques. Un mouvement est créé grâce au changement graduel de la valeur d’exposition des photogrammes. Celui-ci produit parfois des ruptures fortes, en faisant osciller l’image entre un noir presque complet et une surexposition aveuglante. Cette variation lumineuse fait pression sur l’image. Les tâches domestiques apparaissent comme d’autant plus aliénantes pour le personnage, qu’il semble captif de sa propre image et immobilisé dans ses propres mouvements. La question de l’aliénation domestique n’est pas traitée selon une logique pamphlétaire et discursive, mais cette condition est travaillée figurativement par le film. Ainsi, les sujets abordés par le cinéma de Dore O. ne sont jamais traités comme des objets clairement identifiables, mais ils apparaissent comme le retour du refoulé au sein d’une expérience onirique. Chaque nouvelle vision de ses films est alors l’occasion de découvrir de nouvelles dimensions de son cinéma.
Lawale Frozen Flashes
FILMS
ALASKA 1968, 18min
LAWALE 1969, 30min
KALDALON 1970-71, 44min
BLONDE BARBAREI 1972, 25min
KASKARA 1974, 21min
FROZEN FLASHES 1976, 30min (silent)
Édition accompagnée d'un livret bilingue
Disponible depuis le 11 novembre 2021/ DVD available here: https://bit.ly/3G5BAgU
- Robin Vaz
“If cinema isn’t made to translate dreams or anything related to the realm of dreams, then there is no such thing as cinema.” (Dore O.)
The films of Dore O. included on the new DVD edited by Re:Voir are presented to the spectators as sensory and dreamlike experiences. These films turn away from a regime of symbolic or explicit meaning, in favor of a meticulous composition that leads the viewer to an intermediate state between wakefulness and dreaming.
Alaska (1968) is built on the repetition and alternation of several main motifs: the rigid composition of the architecture of a prison, the ocean with the repetitive breaking of waves on a beach and blurred shots of a woman lost in a field, trying to escape. It's composition is thus based on a game between differences and repetitions, which gradually creates a kind of hypnotizing ritual for the viewer. Dore O.'s films thus come closer to the very substance of dreams. By dissolving the narrative in the repetition of these motifs, her films move us away from a rational logic that would make the dream a simple succession of symbolic images to be decoded. While the motifs in Alaska can gradually create a feeling of confinement and suffocation, the strange beauty that emerges from the film goes beyond the unequivocal interpretation that one can make of it. The subtlety of Dore O.'s cinema is to thwart the bipartition between ethereal dream and nightmare. Dore O.'s work is thus in line with Maya Deren's, cinema that cannot be reduced to a verbal interpretation, because the films speak for themselves through the viewers dreamlike and sensitive experience of them.
This great subtlety in the way of approaching the dream experience is based on a very precise mastery of formal procedures. The composition of Alaska is exemplary. At the beginning of the film, the motifs are repeated with respect for the realism of the cinematographic image. This hypnotizing repetition gradually brings the viewer into a state between waking and dreaming. Then strikingly beautiful images appear, such as the image of a woman submerged in water superimposed on a background image of waves. The late appearance of these images allows the full dreamlike power of the image to be deployed. The timing not only follows a specific aesthetic choice, but is expressly intended to make these images stand out to the viewer to help inscribing themselves at the heart of a hypnotic experience. With Dore O., technical processes are not just used to create beautiful images, but they create clashes in our perceptual experience. In Alaska, the shot of the crashing waves is flipped and the roll of film is reversed. This technique makes it possible to create a paradoxical image between mobility and immobility, where the water is in motion, but no longer breaks on the beach. In Kaskara (1974), the constant play between superimpositions and reflections of the glass, as well as between the panning movements of the camera and the opening movement of the windows, creates an indecision in our perception of the image. The silhouette of Werner Nekes is as if lost in a labyrinth of mirrors, which makes us unable to distinguish the superimposed reflections on the windows, thus creating a hallucinatory image between the virtual and the actual. Dore O. adapts these technical process to the nature and visual properties of the filmed object, in order to defamiliarize us in our perceptual experience of reality.
As Masha Matzke points out in a text published in the booklet accompanying the DVD, Dore O.'s cinema was poorly received by her contemporaries. She has been criticized for making films that are too personal, which shy away from substantive political questions in favor of empty formal elaboration. But this deserves to be questioned. If political questions are not here dealt with as the object of militant discourse, they haunt the films, like the archival images of indigenous peoples in Alaska, who are continually summoned throughout the film. In Lawale (1969), the characters hold poses, and remain motionless in the different rooms of a house. They seem to form a family, and these poses represent so many rituals and habits that make up daily domestic life. This immobility strengthens our perception of the characters' subtle movements and their breathing. They seem to suffocate in the boredom of everyday life, and this heavy atmosphere is reinforced by the accompanying dissonant music. The material comfort of this bourgeois house then seems to break the relationship between individuals reduced to mechanically repeating family ceremonies. Frozen Flashes (1976) follows on from Lawale. This time it is the image itself that is still. The film focuses more on a female figure, who is shown to us performing various household chores. Movement is created by gradually changing the exposure of the frames. This sometimes produces strong breaks, causing the image to oscillate between almost complete black and blinding overexposure. This variation in light puts pressure on the image. Domestic chores appear to be all the more alienating for the character, as she appears to be immobilized and captive to her own image. The question of domestic alienation is not treated here with a sarcastic or discursive logic, but instead this idea is worked on figuratively by the film. Thus, the subjects addressed by Dore O.'s cinema are never treated as clearly identifiable objects, but they appear as the return of the repressed within a dreamlike experience. Each new viewing of her films is then an opportunity to discover new and different dimensions of her oeuvre.