27/11/2017

À propos d'Anticipation of the night : Du mythe de la sensation visuelle pure - et de son accomplissement

« … follow the spontaneous impulses of his own eyes. »
Scott Hammen, '' Cornell's Eyes ''



Prolégomènes

Stan Brakhage et ses œuvres, mais aussi le personnage artiste, parolier et écrivain, furent beaucoup admirés et gagnèrent ainsi leur renommée pour, dit-on, un univers visuel évoluant au-delà des mots si ce n'est du langage même.
P. Adams Sitney catégorise les films du cinéaste comme lyriques. Films effectuant un glissement de la perspective linéaire héritée des Lumière à la spatialité plane de l’Expressionnisme abstrait. Films sans autre force psychologique et trame narrative que celle de l’œil derrière la caméra. Plus encore, films emplis de sensations pures, c'est-à-dire avec comme horizon iconographique et accomplissement visuel de retranscrire sur le support-pellicule la vision enfantine du monde. Des vues d'avant le Verbe, un imaginaire et imaginarium qui ne seraient pas encore contaminés par les mots et le langage, et donc par la perception culturalisée de l'adulte, et corrélativement celle normée et totalitaire de la civilisation. Le cinéaste lui-même l'écrit, dans son fameux Metaphors on Vision (1963) : un enfant face à la couleur dénommée '' verte '', ne voit qu'une couleur. Ou alors, qu'une '' couleur '' ? …
On peut se rendre aisément compte de la limite d'une telle réflexion, malgré son lyrisme et sa virulence tant esthétique de politique. Ce discours, c'est celui du clivage depuis longtemps ressassé entre la perception érudite et culturelle d'un côté (donc indubitablement carcérale pour l'Art) et le sensualisme pure, dé-culturalisé, celles des artistes de génie sublimant de l’archaïque et du primitif sur leurs rectangles blancs. Cette limite, c'est celle du discours, de la langue que je parle, des mots que j'utilise à ce moment présent.


La culture francophone est friande de tels personnages. Certainement une trace d'anciens idéaux romantiques que les spectateurs assidus et critiques d'art projettent dans certaines œuvres. Et pourtant, que faire des motivations de l'artiste ? Des motivations inconscientes. On découvrira dans le livret bilingue du combo DVD/Blu-ray les touchants passages où Brakhage parle de son suicide anticipé, acte manqué qu'il réalisa au travers d'Anticipation of the night.


Mais revenons à ce mythe de la sensation pure, pure sensation visuelle (ou sensualisme purement visuel, pur visuel sensible, sait-on encore). Revenons, et introduisons dans le discours sur Anticipation of the night une certaine rigueur scientifique, pour tenter de se détacher du lyrisme. « La sensation pure n'existe pas parce que l'objet pur n'existe pas, ce serait une forme isolée, immobile et unique dans un espace homogène sans fond. » 1 A priori à mille lieux des films du cinéaste, toujours fuyant, multiples-en-un, évoluant dans une mélodie visuelle incroyable, qu'ils soient réalisés à partir de prises de vues réelles ou alors peints sur pellicule.
Continuons. La sensation est une perception, c'est-à-dire « un phénomène ouvert, individuel et aléatoire. ». 2  Ce qui revient à affirmer que, tout comme les objets, la sensation en soi n'existe pas. La sensation pure n'est pas perceptible. Admettre l'appréhension neurologique d'une sensation pure reviendrait à admettre une transcendance, c'est qui est contradictoire avec les présupposés téléologico-philosophiques de la sensation pure : l'immanence.
Neurologiquement, une sensation pure, c'est-à-dire une vision entièrement, absolument et indéfectiblement neuve pour le corps qui la reçoit, serait bien loin des attentes du sensualisme pure (du lyrisme) : l'incroyable, l'inexplicable, le non discursif, ce qui ne renvoie à rien et qui pourtant se trouve là, en face de moi. Une sensation pure, ce serait un influx électrique dans la matière du cerveau ne correspondant à rien qui n'ait jamais été touché par aucun signal nerveux, de proche en lointain. Une zone vierge de notre esprit, n'activant donc aucun affect, aucune mémoire ni souvenir.

Comment alors dire cet attrait du retour aux images de la petite enfance ?


Candide description

Les images sont silencieuses. C'est alors que, doucement, lorsque l'esprit est enfin prêt à accueillir la prosodie de l'écran, une mélodie du temps et de l'espace se forme face à nos yeux. Les images dansent dans un syncrétisme et une synesthésie rarement inégalée, si ce n'est encore jamais.
Les images nous touchent, nous pénètrent du regard. Et pourtant, jamais on ne se sent épié, mis sous tutelle, pris dans un panopticon filmique. C'est même agréable, enivrant, sécurisant. On s'assimile à ce qui bouge, jusqu'à ce que cela bouge dans notre rétine … derrière nos paupières … film-corps, chaire-pellicule, corps-cinéma.

Anticipation of the night, c'est l'établissement historique d'un montage réglé et réflexif des puissances chaotiques du cinétisme. Cinétisme intrinsèque à cette belle idée de cinéma, mais qui le précède et le porte en gestation depuis que les ombres et hombres ont porté la lumière et saisi la ligne. Cinéma, de la sainte immobilité du photogramme aux fusions déchaînées des émulsions. Brakhage mont(r)e ses images, les maintient en vie autant qu'il les suture. Un montage effroyablement lucide des puissances figurales des corps d'ombres, lueurs volatiles et abstractions chromatiques. Lucidité et acuité du détail face aux abstractions figuratives. Pointes de flous et nappe de nettetés. Sens et rigueur de la rythmique anarchique de ce mystérieux lieu : la nuit et son peuple de lumière obscure.
Rarement un cinéaste a su montrer avec autant d'exactitude ce que cela fait au corps d'être dans la nuit, de marcher avec elle, de voir au travers d'elle : d'être nuit, d'habiter son corps. Anticipation of the night est une plongée dans la nuit, autant qu'une prescience de son imminente arrivée.


C'est un film au delà des apparences, ces pures apparences supplantées par d'odieuses idées de catégorisation et division. Les vies du monde : végétaux, éléments, luminosité, obscurité, objets et corps semblent être unies dans un même et perpétuel mouvement au sein d'un incommensurable réseau d'énergies formelles, chromatiques, lumineuses, musculaires.
C'est l’innommable épopée de la vivacité des forces collectives anarchisantes qui parcourent le monde, au sein de laquelle un homme-ombre oscille à sa survivance, toujours se rapprochant de l'impossible suicide.


Comment tuer une image avant qu'elle me prenne ?
« Les noms des colles vaudront, pour moi, plus que des centaines de mots d'esthétique. » 3


Anticipation of the night. Ça ne cesse jamais de renvoyer à son support même. Et pourtant, c'est comme si nous découvrions pour la première fois ce que recèle véritablement le cinéma.
Anticpation of the night. Autant qu'une ultime expiration, est une précieuse image tendue, implosant dans la tension de ce qu'elle arrive miraculeusement à contenir. Et une première inspiration, l'immédiat d'après la gestation.




Ça aurait dû, c'est ainsi

« That was in one sense to be my last film [...] ». Il avait bel et bien raison, puisqu'on se demande encore, à l'instar d'un Meshes of the Afternoon, comment une telle œuvre a-t-elle pu naître de sitôt. Anticipation of the night reste un exploit inégalable, un film qui nous regarde et nous saisit avec une profonde vigueur. Celle que possèdent ces films mystérieux, hors du temps, qui viennent nous hanter de fond des rêves, à jamais présents derrière nos paupières closes.

Ça aurait dû être son dernier film, mais il le fallait au plus vite. Il le fallait pour exhumer quelque chose de profond ... sourdement clignotant du fond du soi ... un désir inexplicable de mort et de vie.

Plus d'un demi-siècle après, ce désir est toujours à l’œuvrage.




  1. Philippe Meyer, L’œil et le cerveau, p.104, Odile Jacob, 1997, Paris
  2. Idem., p.112
  3. Stan Brakhage, cit. in. '' Le don de Brakhage (Hommage) '', LEBRAT Christian, Les Cahiers de Paris Expérimental n°14, p.24

Rédaction : François Moreau