« … follow the
spontaneous impulses of his own eyes. »
Scott Hammen, ''
Cornell's Eyes ''
Prolégomènes
Stan
Brakhage et ses œuvres, mais aussi le personnage artiste, parolier
et écrivain, furent beaucoup admirés et gagnèrent ainsi leur renommée pour, dit-on, un univers visuel évoluant au-delà des
mots si ce n'est du langage même.
P.
Adams Sitney catégorise les films du cinéaste comme lyriques. Films effectuant un glissement
de la perspective linéaire héritée des Lumière à la spatialité
plane de l’Expressionnisme abstrait. Films sans autre force
psychologique et trame narrative que celle de l’œil derrière la
caméra. Plus encore, films emplis de sensations pures,
c'est-à-dire avec comme horizon iconographique et accomplissement
visuel de retranscrire sur le support-pellicule la vision enfantine
du monde. Des vues d'avant le Verbe, un imaginaire et imaginarium
qui ne seraient pas encore contaminés par les mots et le langage, et
donc par la perception culturalisée de l'adulte, et corrélativement celle normée et totalitaire de la civilisation. Le cinéaste lui-même
l'écrit, dans son fameux Metaphors on Vision (1963) :
un enfant face à la couleur dénommée '' verte '', ne voit
qu'une couleur. Ou
alors, qu'une '' couleur '' ? …
On
peut se rendre aisément compte de la limite d'une telle réflexion,
malgré son lyrisme et sa virulence tant esthétique de politique. Ce
discours, c'est celui du clivage depuis longtemps ressassé entre la
perception érudite et culturelle d'un côté (donc indubitablement
carcérale pour l'Art) et le sensualisme pure, dé-culturalisé,
celles des artistes de génie sublimant de l’archaïque et du primitif sur leurs rectangles blancs. Cette limite, c'est celle du
discours, de la langue que je parle, des mots que j'utilise à ce
moment présent.
…
La
culture francophone est friande de tels personnages. Certainement une
trace d'anciens idéaux romantiques que les spectateurs assidus et
critiques d'art projettent dans certaines œuvres. Et
pourtant, que faire des motivations de l'artiste ?
Des motivations inconscientes. On découvrira dans le livret bilingue
du combo DVD/Blu-ray les touchants passages où Brakhage parle de son
suicide anticipé,
acte manqué qu'il réalisa au travers d'Anticipation of
the night.
…
Mais
revenons à ce mythe de la sensation pure, pure sensation visuelle (ou
sensualisme purement visuel, pur visuel sensible, sait-on encore).
Revenons, et introduisons dans le discours sur Anticipation
of the night une certaine
rigueur scientifique, pour tenter de se détacher du lyrisme.
« La
sensation pure n'existe pas parce que l'objet pur n'existe pas, ce
serait une forme isolée, immobile et unique dans un espace homogène
sans fond. » 1 A
priori à
mille lieux des films du cinéaste, toujours fuyant, multiples-en-un,
évoluant dans une mélodie visuelle incroyable, qu'ils soient
réalisés à partir de prises de vues réelles ou alors peints sur
pellicule.
Continuons.
La sensation est
une
perception, c'est-à-dire « un phénomène ouvert, individuel
et aléatoire. ». 2 Ce qui revient à affirmer que, tout comme les objets, la
sensation en soi
n'existe
pas. La sensation pure n'est pas perceptible.
Admettre l'appréhension neurologique d'une sensation pure
reviendrait à admettre une transcendance,
c'est qui est contradictoire avec les présupposés
téléologico-philosophiques de la sensation pure : l'immanence.
Neurologiquement, une sensation pure, c'est-à-dire une vision
entièrement, absolument et indéfectiblement neuve pour le corps qui
la reçoit, serait bien loin des attentes du sensualisme pure (du
lyrisme) : l'incroyable, l'inexplicable, le non
discursif, ce qui ne renvoie à rien et qui pourtant se trouve là,
en face de moi. Une sensation pure, ce serait un influx électrique
dans la matière du cerveau ne correspondant à rien qui n'ait jamais été touché par aucun signal nerveux, de proche en lointain. Une
zone vierge de notre esprit, n'activant donc aucun affect, aucune mémoire ni souvenir.
Comment alors dire
cet attrait du retour aux images de la petite enfance ?
Candide description
Les
images sont silencieuses. C'est alors que, doucement, lorsque
l'esprit est enfin prêt à accueillir la prosodie de l'écran, une
mélodie du temps et de l'espace se forme face à nos yeux. Les
images dansent dans un syncrétisme et une synesthésie rarement
inégalée, si ce n'est encore jamais.
Les
images nous touchent, nous pénètrent du regard. Et pourtant, jamais on
ne se sent épié, mis sous tutelle, pris dans un panopticon
filmique. C'est même agréable, enivrant, sécurisant. On s'assimile
à ce qui bouge, jusqu'à ce que cela bouge dans notre rétine …
derrière nos paupières … film-corps, chaire-pellicule,
corps-cinéma.
Anticipation of the
night, c'est l'établissement
historique d'un montage réglé et réflexif des puissances
chaotiques du cinétisme. Cinétisme intrinsèque à cette belle idée
de cinéma, mais qui
le précède et le porte en gestation depuis que les ombres et
hombres ont porté la
lumière et saisi la ligne. Cinéma,
de la sainte immobilité du photogramme aux fusions déchaînées des
émulsions. Brakhage mont(r)e ses images, les maintient en vie autant
qu'il les suture. Un montage effroyablement lucide des
puissances figurales des corps d'ombres, lueurs volatiles et abstractions chromatiques. Lucidité et acuité du détail face aux
abstractions figuratives. Pointes de flous et nappe de nettetés.
Sens et rigueur de la rythmique anarchique de ce mystérieux lieu :
la nuit et son peuple de lumière obscure.
Rarement
un cinéaste a su montrer avec autant d'exactitude ce que cela fait
au corps d'être dans la nuit,
de marcher avec elle, de voir au travers d'elle : d'être nuit,
d'habiter son corps. Anticipation of the night est
une plongée dans la nuit, autant qu'une prescience de son imminente
arrivée.
C'est
un film au delà des apparences, ces pures apparences supplantées par
d'odieuses idées de catégorisation et division. Les vies du monde :
végétaux, éléments, luminosité, obscurité, objets et corps semblent être unies dans un même et perpétuel mouvement au sein d'un
incommensurable réseau d'énergies formelles, chromatiques,
lumineuses, musculaires.
C'est
l’innommable épopée de la vivacité des forces collectives
anarchisantes qui parcourent le monde, au sein de laquelle un
homme-ombre oscille à sa survivance, toujours se rapprochant de
l'impossible suicide.
…
Comment tuer une image
avant qu'elle me prenne ?
« Les
noms des colles vaudront, pour moi, plus que des centaines de mots
d'esthétique. » 3
…
Anticipation of the
night. Ça ne cesse jamais de
renvoyer à son support même. Et pourtant, c'est comme si nous
découvrions pour la première fois ce que recèle véritablement le
cinéma.
Anticpation
of the night. Autant qu'une
ultime expiration, est une précieuse image tendue,
implosant dans la tension de ce qu'elle arrive miraculeusement à
contenir. Et une première inspiration, l'immédiat d'après la
gestation.
Ça aurait dû, c'est ainsi
« That
was in one sense to be my last film [...] ». Il avait bel et
bien raison, puisqu'on se demande encore, à l'instar d'un Meshes
of the Afternoon, comment une telle œuvre a-t-elle pu naître de sitôt. Anticipation of the night
reste un exploit inégalable, un film qui nous regarde et nous saisit avec une profonde vigueur. Celle que possèdent ces films mystérieux,
hors du temps, qui viennent nous hanter de fond des rêves, à jamais
présents derrière nos paupières closes.
Ça
aurait dû être son dernier film, mais il le fallait au plus vite. Il le fallait pour exhumer quelque chose de profond ... sourdement
clignotant du fond du soi ... un désir inexplicable de mort et de vie.
Plus
d'un demi-siècle après, ce désir est toujours à l’œuvrage.
- Philippe Meyer, L’œil et le cerveau, p.104, Odile Jacob, 1997, Paris
- Idem., p.112
- Stan Brakhage, cit. in. '' Le don de Brakhage (Hommage) '', LEBRAT Christian, Les Cahiers de Paris Expérimental n°14, p.24
Rédaction : François Moreau